Culture

Au Soudan, la résistance à la junte passe aussi par la musique


Le coup d’État d’octobre dernier n’a pas étouffé le désir de liberté et de création des ethnies longtemps marginalisées du pays.

Noureddine Jaber gratte quelques notes avant que ses musiciens ne se lancent dans les mélodies rythmées de l’est soudanais. Entouré d’un bassiste, d’un saxophoniste, d’un guitariste et de deux percussionnistes, ce musicien de 47 ans vit enfin à Omdourman son rêve d’enfant. Avec son «tambo-guitare», une lyre africaine raccordée à un manche de guitare électrique, il entend briser la marginalisation de son peuple, les Beja, et faire rayonner la musique des éleveurs et bergers nomades installés dans les reliefs arides et escarpés qui bordent la mer Rouge.

Au Soudan, déplore Noureddine Jaber, «les Beja ont toujours été marginalisés». Et avec eux leur langue, leur cuisine, leur culture et leur musique héritées d’une histoire remontant à Kouch – petit-fils de Noé selon la Bible. «On veut changer les choses, utiliser notre musique pour attirer l’attention sur nos problèmes», confie à l’AFP le musicien qui sort en juin, avec sa formation Noori & His Dorpa Band, l’album Beja Power pour «faire porter la voix des Beja» avec son titre phare Saagama, «la migration» en bedawi, un dialecte beja.

Noureddine Jaber et son «tambo-guitare», moitié guitare électrique classique, moitié «tamboura», la lyre traditionnelle Beja, de l’est soudanais. Median Yasser / AFP

Conflit ethnique

Les tribus Beja comptent 4,5 millions de membres au Soudan, soit un habitant sur dix, et plusieurs autres millions en Érythrée, en Éthiopie et en Égypte voisines. Au Soudan, leur problème est simple : leur région est une des plus pauvres du pays, lui-même l’un des plus pauvres du monde, alors même qu’elle est le poumon économique du pays.

Le sol regorge d’or et les ports de la mer Rouge, dont Port-Soudan, voient transiter la quasi-totalité des importations du Soudan, les exportations de pétrole du Soudan du Sud et une bonne part du commerce du Tchad, de l’Éthiopie et de la République centrafricaine. Or les Beja sont issus d’ethnies non-arabes. Ils ont été de longue date mis au rebut de la société soudanaise, notamment pendant les trente années de dictature d’Omar el-Béchir.

Malgré tout, à Port-Soudan dont est originaire Noureddine Jaber, les mélodies du riche patrimoine des Beja, traditionnellement jouées avec des percussions, ont survécu. Pour préserver ce patrimoine, il a réuni en 2006 son premier groupe, Dorpa, «le groupe des montagnes» en bedawi. Il s’est entouré de musiciens de différentes régions du Soudan pour incarner sa diversité ethnique, et a donné une touche moderne aux airs de ses ancêtres avec un saxophone, des guitares et surtout son «tambo-guitare» : un mélange entre la «tamboura», la lyre traditionnelle de la région, héritée de son père et une guitare électrique.

Résister en musique

Sous Omar el-Béchir, «la culture arabe du centre du pays a toujours été prédominante» dans ce pays d’Afrique de l’Est, pourtant culturellement plus tourné vers le sud et l’ouest du continent que vers le monde arabe. «Contrairement à ceux qui jouaient de la musique arabe, nos représentations étaient interrompues pour manque d’autorisation ou autre prétexte», se souvient-il.

Noori & His Dorpa Band est formé par un ensemble varié de Soudanais, originaires de différentes régions et ethnies du pays. Median Yasser / AFP

Venu de l’autre bout du pays, du Darfour, le bassiste Abdelhalim Adam déjà rodé aux gammes pentatoniques caractéristiques des musiques africaines, a lui aussi connu cette chape de plomb. «La lutte des Beja est similaire à celle de nos tribus dans le Darfour-Nord, dit ce Peul. Ils sont tout aussi marginalisés». Au Darfour, la guerre civile déclenchée en 2003 entre le régime d’Omar el-Béchir et des insurgés issus de minorités ethniques non-arabes a fait environ 300.000 morts et près de 2,5 millions de déplacés selon l’ONU.

Pour porter la voix des discriminés des quatre coins du pays, Mohammed Abdelazim, le joueur de conga, un tambour cubain, du groupe, a décidé d’apprendre avec Noureddine Jaber les rythmes de sa région. Lui qui n’est «jamais allé dans l’Est» connaît tout désormais de «la façon dont ils jouent des percussions», une patte pourtant «très distincte, avec son propre rythme très spécial».

Les Beja aussi ont à une époque pris les armes contre Béchir avant de rejoindre en 2019 les manifestations qui l’ont fait chuter. Mais le départ du dictateur n’a pas mis fin à leurs souffrances. Les fragiles autorités de transition qui lui ont succédé promettaient la fin de la marginalisation des communautés non-arabes, avant qu’un coup d’État ne survienne l’automne dernier. Noureddine Jaber, lui, a choisi son arme. Avec la musique, dit-il, il peut «faire voyager la parole» des Beja.



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