Culture

«On dépossède les femmes de leur liberté de choisir ce qui concerne leur propre corps»


LA CASE BD – Dans Saturn Return, la dessinatrice japonaise met en scène une héroïne ambiguë au couple dysfonctionnel. Rencontre avec une mangaka féministe désormais incontournable.

Ritsuko a publié un premier roman à succès mais, depuis, c’est le syndrome de la page blanche. Devenue femme au foyer, elle vit dans le mensonge avec son mari qui rêve d’avoir un enfant sans se douter que sa compagne prend la pilule. Quand Ritsuko apprend le suicide d’un vieil ami, celui-là même qui a inspiré le héros de son best-seller, elle décide de mener l’enquête. Son nouveau responsable éditorial, un jeune homme passionné et fougueux, l’accompagne…

«Dans le monde de la création, beaucoup de gens semblent penser qu’un personnage principal se doit d’être très lumineux, positif, optimiste… Ce n’est pas forcément quelque chose qui m’intéresse», confie Akane Torikai au Figaro, en visioconférence. Dans Saturn Return, son dernier manga publié chez Akata, la dessinatrice a choisi une héroïne ambiguë, «difficile à saisir», qui tente de cacher son mal-être et ses blessures à son entourage. Un personnage qui résonne avec la société japonaise dans toute sa complexité, auquel on s’attache, à mesure que l’on découvre ses traumatismes. «Je n’ai jamais été friande de fictions dans des univers de fantasy ou qui embellissent la réalité», ajoute l’autrice, dont la précédente série publiée en France, En proie au silence, traitait frontalement de viol et de harcèlement.

L’autrice aime les découpages à base de grandes bandes horizontales ou, comme ici, verticales. «J’ai toujours tendance à considérer ma narration et ma mise en page en double planche», explique-t-elle. Copyright SATURN RETURN 2019 Akane TORIKAI / SHOGAKUKAN

Plus accessible, Saturn Return contrebalance la noirceur de ses thématiques (suicide, dépression…) par la présence de personnages plus légers, comme le responsable éditorial, qui apporte une certaine dose d’humour. Le volet «enquête» du récit fonctionne aussi parfaitement, avec son lot de révélations et un suspense bien dosé. Cet équilibre entre drame psychologique et divertissement est le résultat d’une collaboration fructueuse: «Par rapport à mes précédents mangas, Saturn Return est l’œuvre sur laquelle j’ai le plus eu d’échanges avec mon éditrice et où il y a eu le plus d’interventions, admet Akane Torikai. J’avais envie de toucher un public plus large.»

Tout le monde a intériorisé une forme de misogynie, y compris les femmes, et c’est un peu hypocrite de dire que ça ne nous concerne pas du tout. Si on n’accepte pas cette part d’ombre, on ne sera pas capable de réparer la société

Akane Torikai

Il n’empêche que la mangaka n’hésite pas à montrer crûment le sexisme vis-à-vis des femmes, qui passe par l’objectification de leur corps ou un mépris assumé. On sent une volonté de se mettre à la place de certains personnages qui se montrent parfois odieux, voire détestables. «En tant que femme et féministe, je souhaiterais que la misogynie disparaisse complètement mais, pour ce faire, il faut être capable de communiquer avec des gens qui ne pensent pas comme moi», estime Akane Torikai, qui prépublie son manga dans Big Comic Spirits, un magazine seinen, c’est-à-dire à destination des jeunes hommes. Et d’ajouter: «Sur Twitter et les réseaux sociaux, les gens tracent une frontière infranchissable entre leur façon de penser et celle des autres. On vit pourtant tous dans la même société. Qu’on le veuille ou non, tous ces modes de pensée sont inscrits en chacun de nous. Tout le monde a intériorisé une forme de misogynie, y compris les femmes, et c’est un peu hypocrite de dire que ça ne nous concerne pas du tout. Si on n’accepte pas cette part d’ombre, on ne sera pas capable de réparer la société.»

Ritsuko et son mari Kazufumi dans le tome 2 de Saturn Return. Copyright SATURN RETURN 2019 Akane TORIKAI / SHOGAKUKAN

Extrêmement talentueuse pour représenter les visages et les émotions, notamment les crises de larmes ou de colère, Akane Torikai puise son inspiration dans les séries TV ou au cinéma. «Je me suis toujours beaucoup intéressée au jeu des acteurs, à la manière dont ils interprètent les rôles et les sentiments, raconte-t-elle. Dans la vie de tous les jours, j’ai aussi tendance à être marquée par des expressions ambivalentes. Je me souviens encore du visage de mon ancien compagnon quand on s’était violemment disputés!»

Les femmes doivent faire en sorte d’être agréables pour les hommes, de faciliter la vie des hommes. C’est quelque chose que je ne trouve pas normal

Akane Torikai

Pour les Japonaises, ces émotions extrêmes ne sont pas censées être exprimées au grand jour. Une pression sociale que dénonce la mangaka: «Les femmes doivent toujours faire en sorte de ne pas être en colère, de rester dans des attitudes de passivité, d’écoute, d’être attentionnée… Dès qu’une femme exprime quelque chose qui ne va pas dans ce sens-là, on va tout de suite lui coller l’étiquette de “femme à problèmes”, ou même dire que “c’est monstrueux”. Les femmes doivent faire en sorte d’être agréables pour les hommes, de faciliter la vie des hommes. C’est quelque chose que je ne trouve pas normal. J’ai constaté que certaines jeunes pensent que si tu n’es pas capable d’être aimée par les hommes, alors tu n’as pas de valeur. Je trouve cela grave et problématique.»

La case BD

«Je dessine les personnages et les bulles jusqu’à l’encrage, ensuite mes assistants font les décors, puis je fais les ombrages en nuances de gris», détaille l’autrice, qui travaille de manière traditionnelle sur Saturn Return. Copyright SATURN RETURN 2019 Akane TORIKAI / SHOGAKUKAN

Tirée du tome 1, cette séquence fait intervenir l’héroïne Ritsuko Kaji et son mari Kazufumi Noda. Elle débute planche de droite avec une certaine tendresse mais se termine sur le regard tétanisé de l’héroïne, à la suite de la réplique choc : «Je veux coucher avec toi pour que tu deviennes mère», résumant l’acte sexuel à la fonction procréatrice. «Cette scène de sexe montre un décalage entre deux personnages qui n’ont pas les mêmes attentes. Son objectif à lui est de procréer, mais elle voudrait simplement ressentir de l’amour, explique Akane Torikai. Il est persuadé que s’ils arrivent à avoir un enfant, cela réparera leur couple. De son côté à elle, un vrai mal-être l’habite mais elle ne l’exprime pas, elle le cache à son mari.»

Rappelons ici que Ritsuko prend la pilule sans que son époux soit au courant, ce qui n’est pas anodin dans un pays où ce médicament n’est autorisé que depuis 1999. Au Japon, le consentement du mari est par ailleurs requis pour avorter chirurgicalement. La pilule abortive sera quant à elle mise sur le marché fin 2022… mais encore une fois conditionnée à l’accord du conjoint. «On dépossède les femmes de leur liberté de choisir ce qui concerne leur propre corps… C’est toujours “l’extérieur” qui veut contrôler le corps des femmes», regrette Akane Torikai. Elle a d’ailleurs appris l’existence de cette pilule abortive dans une BD d’Aude Picault, Idéal Standard, qui ressort en poche ce 24 juin.

À chaque fois qu’on évoque la maternité ou la grossesse, tout le monde au Japon a tendance à ne montrer que l’aspect idéalisé

Akane Torikai

«À chaque fois qu’on évoque la maternité ou la grossesse, tout le monde au Japon a tendance à ne montrer que l’aspect idéalisé: “C’est merveilleux, c’est la vie dans l’utérus! Même si c’est difficile, tu peux prendre sur toi!” C’est quelque chose, depuis l’enfance, que j’ai du mal à accepter, le fait que sous prétexte qu’il y a quelque chose de bien, il faille effacer les souffrances qui vont avec», confie la dessinatrice. Espérons que son manga permette de favoriser l’ouverture d’un débat constructif et une libération de la parole des femmes, après l’échec du mouvement #MeToo dans l’archipel.

Saturn Return, d’Akane Torikai, traduit par Gaëlle Ruel, Akata, 8,25 euros par tome (trois volumes disponibles, série en cours).

Un grand merci à Bruno Pham pour l’interprétariat français-japonais, et à Junko Minagawa pour son assistance.



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